vendredi 7 février 2014

Madagasikara & Politique : Doyen Charles Cadoux

           Je crois que Madagascar a déjà eu une expérience assez riche et même intéressante, et je me permettrai, très rapidement pour bien situer le problème actuel, d’évoquer deux expériences: la première remonte à 1972-1975 et la seconde, celle qui a commencé en 1991 et qui est en train de se poursuivre. En ce qui concerne la période transitoire de 1972-1975. commencée sous la direction du Général Ramanantsoa, du gouvernement Ramanantsoa, je rappellerai que ce régime transitoire malgache, donc le premier régime transitoire malgache contemporain, a été organisé à la suite d’un référendum par la Loi constitutionnelle référendaire du 7 novembre 1972.

Dans cette Loi constitutionnelle provisoire, qui était la charte pour la période, on relevait notamment le point suivant: la durée maximum de la période provisoire est 5 ans. On s’était donnée donc jusqu’en 1977 au maximum pour, disons, construire un nouveau régime. Bien entendu on avait allégé considérablement les institutions. L’Assemblée Nationale de l’époque avait été supprimée, le pouvoir politique avait été essentiellement concentré dans le gouvernement dirigé pendant 28 mois par le Général Ramanantsoa: un gouvernement qui, par stratégie, se voulait un gouvernement apolitique», c’est-à-dire en dehors des jeux des partis qui, eux, restaient libres.


Il y a eu les drames et les troubles que vous connaissez. L’aboutissement de ce régime transitoire a été l’adoption de la Constitution de la RDM du 31 décembre 1975. Mais je me permets de dire, quelles que soient les idées de chacun, que cet aboutissement était en totale contradiction avec la loi provisoire de 1972. L’article 2 de cette loi prévoyait que la deuxième République malgache serait une République libérale avec la séparation des pouvoirs etc. mais que ce serait une République rénovée». L’idée à l’époque, lorsqu’on a soumis ce référendum au peuple malgache en Octobre 1972, était en somme de proposer aux Malgaches: on se donne cinq ans, on concentre le pouvoir en le confiant essentiellement au Général Ramanantsoa pour faire les réformes appropriées et, au bout de cinq ans, on repartira sur une nouvelle République, et qui sera toujours une démocratie de type libéral.


A l’occasion relisez l’article 2 de cette Loi Constitutionnelle provisoire adoptée par référendum... dont l’aboutissement est en totale contradiction avec la lettre et l’esprit qui inspiraient ce régime transitoire. C’est peut-être un point d’histoire qu’il n’est pas inutile de rappeler, à Madagascar, au moment où ça transite encore..
.La deuxième expérience c’est celle qui est en train de se dérouler et qui a commencé essentiellement en Mai-Juin 1991. A l’étranger, on ne comprend pas très bien ce qui se passe à Madagascar; on n’est pas tellement informé, et la presse n’a pas fait beaucoup échos mais on a l’impression que la transition se déroule dans des conditions assez particulières par rapport à ce qui se passe ailleurs. Pour ma part je relèverai quatre traits originaux par rapport à la moyenne d’ensemble évoquée par M. Leymarie pour l’Afrique et dans le monde.

Manifestement, au moins jusqu’ici, cette expérience transitoire se déroule dans un cadre relativement non violent, mis à part, si j’ose dire, la tuerie de Iavoloha en août 1991. Quand on voit ce qui se passe ailleurs, je crois que les Malgaches ont la chance et le talent de faire ce changement dans une relative non-violence. Autres traits - celui qui a surpris beaucoup à l’étranger, dans certains pays asiatiques notamment - c’est comment un Etat peut se permettre de faire la grève et la paralysie politique presque totale pendant plus de sept mois sans que rien ne s’écroule définitivement. Une aussi longue paralysie gouvernementale est je crois exceptionnel dans l’Histoire des peuples contemporains, sauf à ne pas arriver justement au déraillement total...

Troisième trait original qui découle du précédent, c’est qu’il y a eu aussi cohabitation, j’allais dire coexistence pacifique» de deux gouvernements provisoires parallèles, disons compétitifs, l’un se réclamant de la légalité, le premier gouvernement de Guy Razanamasy désigné par le Président, et l’autre revendiquant pour soi la légitimité, le gouvernement issu des Forces Vives Rasalama et autres, Installé sur la place du 13 Mai à Antananarivo. Cela a duré quand même à peu près trois mois, avec des chassées croisées, quelques expériences un peu burlesques parfois, et sans que le pays dérape véritablement dans l’anarchie. Cela me semble assez exceptionnel! J’ai essayé de faire le compte puisque M. Leymarie de donner un bilan général des régimes actuels de transition, je n’ai pas trouvé personnellement, d’exemples contemporains où un Etat, comme Madagascar, ait pu se permettre d’avoir deux gouvernements concurrents, l’un dans la rue, l’autre disons dans les offices, et procédant à des échanges pacifiques et officieux.
Enfin le quatrième trait, peut-être le plus important, c’est la présence permanente, l’inspiration, la médiation des Eglises chrétiennes et le rôle du FFKM Conseil œcuménique des Eglises chrétiennes à Madagascar). Je me permets de rappeler que c’est depuis le début des années 80 surtout que le FFKM commençait à intervenir et que c’est au Congrès d’Antsirabe en 1982 que le FFKM a pris les premières motions les plus percutantes pour critiquer le régime idéologique, politique et social de la RDM.

Tout ceci montre que Madagascar maintient envers et contre tout une certaine originalité, et même une originalité certaine, parmi les pays qui traversent des crises politiques du même type. Ces deux premières réflexions d’ordre général devraient nuancer ce que je vais dire maintenant de façon peut-être trop brutale sur la situation actuelle.
Troisième réflexion: c’est l’organisation fonctionnelle de la transition. Quand on essaie d’organiser une transition démocratique, Il y a deux données de base qui sont à respecter. D’une part c’est le recours aux textes juridiques. (Petites parenthèses; on ne fait jamais autant de droits qu’en période de crise; quand on est en bonne santé on ne pense pas au docteur mais quand on est en mauvaise santé on pense au toubib. C’est à peu près la même chose en politique: quand le pays marche bien, le droit semble une affaire de spécialistes ou d’originaux un peu coupés du réel; mais lorsque ça ne marche plus, tout le monde se raccroche au droit et tous les débats politiques tournent autour de questions juridiques. J’ai ici un paquet de documents de et sur Madagascar. de presse et autres, et ce n’est que discussions juridiques, pour savoir qui a tort ou qui a raison.) Donc retour nécessaire aux textes juridiques en souhaitant qu’ils soient aussi clairs et transparents que possible. D’autres parts, et c’est la deuxième donnée de base pour un régime qui se réclame de l’Etat de Droit - c’est la formule à la mode mais sérieuse en plus même si elle devient un peu la tarte à la crème à travers le monde - un «Etat de Droit» suppose d’abord et avant tout une base juridique, une base constitutionnelle claire, et par conséquent une hiérarchie des textes.
Il faut savoir, de la base au sommet, de la pyramide des textes juridiques, quels sont ceux qui s’imposent aux autres. Ce qui suppose une sanction systématique des violations de cette hiérarchie, et donc l’existence de juges compétents et honnêtes pour essayer de sanctionner les erreurs. Sinon ce n’es pas la peine de se réclamer de l’Etat de Droit, sauf à lancer la formule pour être à la mode du temps...
Cela étant, si l’on se demande ce samedi 29 février 1992, ce qu’il en sera du prochain 29 février c’est-à-dire dans 4 ans, j’aimerais bien savoir si on pourrait organiser une conférence ici sur le thème de l’Etat de Droit à Madagascar. Est-ce que ça aurait été le succès ou l’échec? On peut prendre les paris.

De ce point de vue, je dirais que d’après mon analyse, un peu bornée sans doute et trop puriste, la situation de transition à Madagascar n’es pas très claire. C’est le moins qu’on puisse dire. Elle devient même de plus en plus chaotique et, à un mois du Forum National, cela m’inquiète un peu pour les aboutissements. Tout d’abord, avant de poser quelques questions ou autres suggestions, je vais faire l’état juridique des lieux. Essayons de voir très rapidement et chronologiquement quels sont les textes de droits fondamentaux qui sont, au moment où je parle, en vigueur officiellement à Madagascar, en cette période de transition. Ma réponse est à peu près incertaine d’autant plus qu’il y a un texte que je n’ai pas pu encore me procurer et que je ne connais qu’à travers la presse malgache. Mais enfin, il y en a quatre ou cinq dans l’ordre:
 
- Premièrement il y a toujours la Constitution de 1975 telle qu’elle a été rédigée en janvier 1990 (dont quelques articles supprimant le Front National pour la Défense de la Révolution (FNDR) et Introduisant le multipartisme). Cette Constitution, mise à part cette révision portant sur un point précis, reste entièrement en vigueur et je rappelle que la Constitution de 1975 prévoit que sont en vigueur à titre de Lois ordinaires toutes les dispositions non contraires de la Constitution de 1959 (Première République). Vous avez donc là un ‘bon paquet’ de droit Constitutionnel toujours en vigueur aujourd’hui. Ajoutons à ceci, parce qu’on en a parlé, qu’à côté de la Constitution de 1975 existe toujours, sauf erreur de ma part, la Charte de la Révolution Socialiste. Officiellement le ‘Boky Mena’ est le texte supra-constitutionnel auquel la Haute Cour Constitutionnelle (HCC) a plusieurs fois renvoyé pour justifier telle ou telle décision.. .Un juriste n’a pas le droit de dire aujourd’hui que le ‘Boky Mena’ a disparu, il est tombé peut-être en désuétude mais en tant que document idéologique Il existe toujours parce que lié à la RDM... qui existe toujours en ce 29 février 1992.
En second lieu, chronologiquement, vous avez une abondance de projets ou propositions  de révision de constitution ou de changement de constitution, l’année 1991 ayant  été l’occasion de plusieurs propositions. J’en retiens trois ou quatre parmi  les plus significatifs. Il y a eu tout d’abord en Octobre 1989 le pro et de  Nouvelle Constitution établi par le MFM (militant pour le progrès de Madagascar) et  que le Président de la République a refusé. Là, il ne s’agissait non pas de  modifier la constitution de la RDM mais bien de changer totalement de constitution.  Ensuite, dans cette foulée et sans doute un peu sous cette pression, le pouvoir en place  a lui même rédigé un projet de révision de la Constitution de 1975 qui a abouti à des  débats qui ont mal commencé à partir du 31 mai 1991 à l’Assemblée Nationale  Populaire (ANP). Ce qui fait que ce projet gouvernemental de révision, qui avait été  concocté avec soin pendant plusieurs mois, na pas pu entrer en vigueur puisque c’est  la rue qui a pris la relève en juin 1991 par des manifestations de protestation contre le  régime.

Dans ce projet de révision (que j ‘ai Ici). le pouvoir proposait la  suppression d’une douzaine d’articles et la modification de 70 autres environ;  donc en gros, sur les 118 articles de la Constitution actuelle, il y en avait 80 qui  étaient modifiés; et pour l’essentiel rien n’était fondamentalement changé,  ni les liens avec la Charte de la Révolution, ni surtout les Institutions, le rôle du  Président, etc...Parallèlement, il y a eu, au cours de l’année 1990, les deux  premières Concertations Nationales en vue d’un Forum National. Et en ce moment-ci  circulent plusieurs projets de constitution, celui des Forces Vives Rasalama et autres  mouvements politiques. Tout ceci montre que l’activité Juridique, pour tenter de  retrouver une nouvelle constitution adaptée à la société mal g ache contemporaine, a  été et est extrêmement grande. D’un côté Il y a les partisans de la simple  adaptation du régime, une RDM modifiée, c’est la position gouvernementale. Ou bien  on change totalement de régime mais à charge de trouver la bonne solution et surtout le  consensus nécessaire.
 
- Troisième étape ‘constitutionnelle» chronologique, c’est la fameuse convention du 31 octobre 1991, dite Convention du Panorama, parce que signée à l’hôtel Panorama d’Antananarivo entre les principaux leaders des Forces Vives et une délégation du Mouvement Militant pour le Socialisme Malgache (MMSM), représentant le Président, Cette convention du 31 octobre 1991 crée la nouvelle et fameuse Haute Autorité de l’Etat (HAE); elle annonce que la période transitoire sera au maximum de 18 mois à compter de la signature de la convention. (Quand on compte sur ses doigts, 31 octobre 1991 cela mène Jusqu’à avril 1993; donc, d’après cette convention, la période transitoire malgache s’achèvera en avril 1993 date de naissance ultime de la 111e République). Mais le temps passe vite. Pourra-t-on tenir le calendrier...
Enfin un autre problème important à évoquer dans un Etat de Droit, c’est le problème du fonctionnement de la Justice. C’est vrai dans tous les pays, je crois que c’est très vrai à Madagascar, tout le monde le sait et le sent à commencer par les magistrats eux-mêmes. Il y a toute une Justice à reconstruire totalement à Madagascar. Je le dis d’une façon claire et nette, je crois que le mal est extrêmement profond et ce n’est pas la peine de parler beaucoup d’Etat de Droit si on n’arrive pas d’une façon ou d’une autre à remonter la pente ; là-dedans s’inscrit, bien entendu l’organisation aussi court que possible des prochaines élections. Il y a toujours des dérapages dans les élections, mais une élection démocratique est celle qui se fait d ans la clarté la plus grande et celle qui permet au juge électoral de sanctionner effectivement les fautes qui sont prouvées.
Je terminerai ce rapide exposé sur un mot qui me parait, dans cette période de transition, résumer un peu le souci général à la fois des acteurs politiques et des citoyens malgaches. Je fais une petite comparaison en revenant à la première période transitoire 1972-1975. Il y avait un mot clé qui voulait Inspirer la logique et l’éthique de cette période, c’était celui de la rénovation de la société malgache. Ce thème de la Rénovation de la société mal g ache était au centre du débat politique et des discours tous azimuts, et le résultat fut le thème de la révolution.
Le mot qui me parait aujourd’hui le plus porteur, d’après ce que Je lis, d’après ce que J’attends dans les discours, dans les propos, dans les motions du FFKM etc. . et même à l’occasion de certains projets de texte, c’est le mot «moralisation». Il faut que la future lue République malgache revienne à une effective moralisation. Comme je suis un peu curieux, je dis moralisation: de qui ou/et de quoi? Par qui ou/et par quoi? Si on fait une IIIe République sans donner une attention tant soit peu sérieuse à des idées aussi générales. Je crois qu’on risque encore d’aller devant des lendemains qui ne seront pas des lendemains qui chantent. A Madagascar le mot fédéralisme apparaît aujourd’hui comme un mot ‘diviseur», et certaines instances politiques jouent dangereusement avec ce mot. Voilà ces quelques réflexions sur cette période transitoire qui me parait bien ambiguë.
 
Nota Bene: J’ajoute (c’est un extrait de Midi Madagascar du 22/2/92) un bref commentaire sur une décision de la HAE. La HCC vient de déclarer inconstitutionnel le statut de la HAE et demande la suspension de la dite ordonnance. Si j’étais le P. Zafy. Je me dirais: «Est-ce que j’existe encore?» En effet, dans le commentaire du journaliste, on Ht ceci: Selon la logique développée par la HCC . La RDM existe et ne peut être remplacée par un état de bon vouloir qui constitue un crime contre la loi; pour la HCC la Constitution de 1975 est toujours en vigueur sauf coup d’Etat; par ailleurs, selon elle, la convention du 31 Octobre 1991 est un simple contrat régi par la théorie générale des obligations et aucun des signataires. Hormis le Premier Ministre ne peut prétendre à la qualité juridique de sujet de droit public. C’est le retour à la case départ? Comment s'y retrouver dans ces institutions de transition? (Remarque: il s’agit ici de la HCC ancienne version - 7 membres - la nouvelle n’a pas été encore instituée car le Professeur Albert Zafy n’a pas encore désigné les membres dont la nomination lui revient).
Questions:
 
 Est-ce que le juridisme peut pallier le manque d’idéologie. A défaut de consensus idéologique va t-on chercher un consensus juridique?
On parle de démocratisation et de moralisation, est ce que le terreau de cette moralisation existe alors que tout repose déjà sur le flou? Au lieu d’appeler, il faut démontrer, la balle est dans le camp des gens au pouvoir.

De toute façon, à partir du moment où on veut construire un nouveau régime politique, il faut lui donner une base juridique. Vous n’en sortez pas! Que vous soyez léniniste ou anti-léniniste Il faudra faire un texte juridique appelé constitution, charte, ou autre. Il y a ce besoin minimum de juridisme; alors ou bien ce texte juridique c’est du juridisme au sens péjoratif du terme, c’est à dire se sont des règles de droit qui n’embarrassent personne qui vont être un peu la carapace de la société civile, sans qu’à l’intérieur de la société civile il y ait de valeurs républicaines ou autre. Le juriste n’y peut rien, il ne faut pas demander au juriste ce qu’il ne peut pas fournir. En revanche, c’est aux acteurs politiques, à. ceux qui envisagent d’exercer le pouvoir, d’apporter avec eux leurs valeurs et de le démontrer. Si vous estimez qu’il n’y a aucun terreau à Madagascar pour ce genre de travail politique, je pense que vous ne croyez pas trop à la possibilité de transition démocratique.
 
Que pouvez-vous dire sur les contre-pouvoirs et la «démocratie participative»?
 
Le meilleur contre-pouvoir c’est de donner aux gens la faculté de s’exprimer librement sans multiplier des institutions.
 
La démocratie libérale repose par nature sur le principe des participants puisqu’elle se définit comme gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple». Aussi l’expression de démocratie participative» n’est qu’une façon d’insister sur les exigences du régime démocratique, ce aussi sur ses difficultés. C’est insister sur les techniques de participations, individuelles et collectives - qu’une bonne Constitution doit indiquer - qui devront permettre au(x) citoyen(s) - souverain d’exprimer pleinement son choix politique, économique, social dans le cadre de la Nation. Qu’il soit membre de la majorité politique du moment, ou qu’il soit majoritaire, le citoyen a le droit et le devoir de participer.